Pilier 2 : l’ambition d’un impôt mondial minimum face au retour brutal du protectionnisme
Le Pilier 2 est une réforme élaborée au sein de l’OCDE qui vise à instaurer un impôt minimum mondial sur les multinationales. Concrètement, il s’agit de garantir qu’une entreprise opérant dans plusieurs pays paie au moins 15 % d’impôt sur ses bénéfices, quel que soit l’endroit où ces bénéfices sont réalisés. L’objectif est d’empêcher les groupes internationaux de transférer artificiellement leurs profits vers des juridictions à faible fiscalité et d’éviter la « course vers le bas » entre États cherchant à attirer les investissements par des taux toujours plus faibles. En harmonisant ainsi un plancher fiscal global, Pilier 2 entend stabiliser les recettes publiques, rétablir une concurrence plus équitable entre entreprises et renforcer la justice fiscale dans un système économique profondément mondialisé.
Il devait symboliser l’entrée dans une nouvelle ère de coopération fiscale internationale. Aujourd’hui, le Pilier 2 de l’OCDE se retrouve pourtant au centre d’un débat stratégique majeur : celui de la capacité de l’Europe à défendre ses intérêts dans un monde où le multilatéralisme s’effrite et où le protectionnisme retrouve une vigueur qu’on croyait appartenir au passé. Cette réforme, pensée pour harmoniser la fiscalité mondiale, se heurte désormais à une réalité géopolitique qui la dépasse.
Une ambition fondatrice : mettre fin au moins-disant fiscal
À l’origine, Pilier 2 reposait sur une idée simple et, pour beaucoup, salutaire : imposer un taux minimum de 15 % aux multinationales, peu importe l’endroit où elles opèrent. L’objectif était d’enrayer la « course vers le bas » entre États, de protéger les recettes publiques et de rétablir un cadre de concurrence plus équitable. Autrement dit, mettre un terme à des décennies d’érosion fiscale où les bénéfices glissaient vers les juridictions les plus accommodantes.
Mais le chemin qui sépare l’intention de son application s’est révélé plus compliqué que prévu. Cette ambition mondiale nécessitait un engagement collectif solide. Elle s’est finalement heurtée à la diversité des intérêts nationaux, à la complexité des systèmes fiscaux et à un contexte international où la coopération cède le pas à la rivalité économique.
Une mise en œuvre chaotique et profondément inégale
L’Union européenne, fidèle à sa tradition de respect des accords internationaux, a été la première à transposer Pilier 2. La Belgique, encore plus zélée, s’est distinguée par un cadre national rigoureux, précis et administrativement exigeant. Cette rapidité tranche avec le comportement d’autres signataires.
Plusieurs grands pays n’ont pas transposé la règle, certains l’ont fait à moitié, d’autres semblent déterminés à ne jamais l’appliquer. Le résultat est un paysage fragmenté : une norme mondiale appliquée seulement par une minorité, alors qu’elle devait reposer sur un mouvement collectif.
L’impact sur les secteurs de pointe belges : l’exemple de la pharma
Cette asymétrie touche particulièrement la Belgique, dont l’économie dépend de secteurs hautement internationalisés comme la pharmacie, la biotechnologie, la chimie ou les technologies de pointe. Ces industries évoluent dans un environnement globalisé, déploient des chaînes de valeur réparties sur plusieurs continents et disposent d’une réelle capacité de relocalisation, qu’elle soit fiscale ou opérationnelle. L’introduction d’un cadre fiscal plus lourd et plus complexe dans un pays qui accueille de nombreux sièges européens ou mondiaux d’entreprises innovantes exerce une pression directe sur leur compétitivité. Dans un contexte où d’autres États choisissent la flexibilité ou l’inaction, la Belgique s’expose au risque de perdre en attractivité.
Le tournant protectionniste américain fragilise le cadre multilatéral
Le Pilier 2 avait été imaginé dans un monde où les institutions multilatérales formaient un socle solide. Or ce socle s’effrite. Aux États-Unis, le retour d’une politique commerciale assumée, ponctuée de droits de douane stratégiques et d’une diplomatie économique résolument bilatérale, a relégué les engagements internationaux au second plan. Dans un tel contexte, le Pilier 2 apparaît presque comme le vestige d’une époque révolue, celle où la coopération semblait encore possible. Pendant que certains États renforcent leur attractivité et soutiennent massivement leurs industries, l’Europe demeure l’un des rares espaces où la norme continue d’être respectée avec constance.
Une règle devenue asymétrique, et donc risquée
Cette fidélité aux engagements internationaux crée une asymétrie qui devient préoccupante. Le Pilier 2, appliqué de manière quasi unilatérale, pèse essentiellement sur les pays qui jouent le jeu. Les autres, qui disposent de toute latitude pour adapter leur fiscalité à leurs ambitions économiques, ne subissent aucune contrainte compar comparable. Dans un monde marqué par une intensification de la rivalité économique, par la mobilité des chaînes de production et par la montée des discours de souveraineté industrielle, cette asymétrie handicape les économies européennes. Il est difficile d’imaginer construire une puissance économique en imposant à ses propres champions des règles plus strictes que celles de leurs concurrents mondiaux.
Sortir du Pilier 2 ? Une question de survie stratégique
Il faut en tirer une conclusion : le Pilier 2 est devenu obsolète. Non pas parce que son intention fondatrice était mauvaise, mais parce que le monde dans lequel il devait fonctionner n’existe déjà plus.
Les multinationales concernées disposent d’une capacité de mobilité géographique qui leur permet d’arbitrer rapidement entre différents cadres fiscaux. L’Europe, en s’imposant une règle que d’autres ignorent, prend le risque concret de voir partir centres décisionnels, emplois à haute valeur ajoutée et investissements stratégiques. Rester enfermés dans un système que seuls quelques acteurs respectent revient à jouer une partie dont l’issue est déjà écrite.
L’Europe doit compter sur elle-même
Au fond, la question dépasse largement le Pilier 2. Elle touche à la capacité de l’Europe à se considérer comme une puissance économique, technologique et industrielle. Pour y parvenir, elle devra réévaluer ses instruments fiscaux et industriels, adapter ses règles aux réalités contemporaines et affirmer ses intérêts avec autant de détermination que ses partenaires internationaux défendent les leurs. Dans un monde qui ne cesse d’accélérer, où la compétition devient plus âpre et où chaque bloc renforce ses positions, l’Europe n’a plus besoin d’autolimitation. Elle a besoin de souveraineté assumée.



