Ayant été député provincial pendant près de quinze ans, j’ai eu tout le loisir d’observer un phénomène fascinant, la malédiction des vilaines Provinces, ce débat sur la suppression des provinces qui déclenche systématiquement plus d’émotions que de connaissances. Bien avant mon mandat, bien après, le scénario est toujours le même. Les provinces cristallisent fantasmes, réflexes idéologiques et postures de principe, souvent portés par des personnes qui, soyons honnêtes, ne savent pas vraiment ce que fait une province, comment elle fonctionne, ni pourquoi elle existe.
Dans l’arène, on retrouve alors un casting désormais bien rodé :
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ceux qui ne connaissent pas les provinces mais ont un avis très tranché ;
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ceux qui refusent toute évolution au nom de la tradition ;
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ceux qui lorgnent avec gourmandise sur leurs recettes fiscales ;
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et ceux qui rêvent de voir la province finir la tête au bout d’une pique, comme un trophée symbolique de la “simplification institutionnelle”, peu importe ce qui la remplace.
Dans ces conditions, les ingrédients sont rarement réunis pour mener une réflexion structurelle, apaisée et rationnellesur l’évolution d’une institution qui, quoi qu’en pensent certains, a trouvé sa place dans le vivre-ensemble territorial, souvent là où d’autres niveaux de pouvoir n’étaient ni assez proches, ni assez structurés.
C’est précisément pour sortir de ce débat caricatural – entre ignorance, immobilisme et pulsions budgétaires – qu’il est nécessaire de poser les choses calmement : expliquer la réforme proposée, démontrer pourquoi elle rate sa cible, et surtout proposer des alternatives sérieuses, efficaces et démocratiquement responsables.
1. Le contexte : une réforme institutionnelle ambitieuse… sur le papier
Le Gouvernement wallon a engagé une réforme d’ampleur de l’institution provinciale. Son objectif affiché est clair : moderniser l’organisation territoriale, réduire le nombre de mandats politiques, améliorer l’efficacité de l’action publique et générer des économies.
Concrètement, la réforme prévoit :
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la suppression de l’élection provinciale à partir de 2030 ;
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la disparition des conseils provinciaux élus ;
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le maintien des provinces comme circonscriptions administratives et du Gouverneur, garant de la continuité de l’autorité publique ;
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la création de structures supracommunales par territoire provincial, dotées de la personnalité juridique, pilotées par une assemblée de bourgmestres ;
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une ventilation progressive des compétences provinciales vers la Région, les communes ou ces nouvelles structures ;
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la fin de la fiscalité provinciale, avec une promesse de neutralité fiscale pour le citoyen et budgétaire pour les communes.
Sur le papier, l’intention est louable. Personne ne conteste la nécessité de clarifier les compétences, de réduire les redondances et de rendre l’action publique plus lisible. Mais une réforme institutionnelle ne se juge pas à ses intentions, elle se juge à ses effets.
Et c’est précisément là que le bât blesse.
2. Pourquoi cette réforme n’atteindra ni l’efficacité ni la réduction des coûts annoncées
Supprimer une élection n’est pas une réforme structurelle
La réforme met en avant une économie d’environ 3 millions d’euros, liée à la suppression des rémunérations des élus provinciaux. Ce chiffre est politiquement frappant, mais structurellement faible.
La vraie question n’est pas : combien d’élus supprime-t-on ?
La vraie question est : combien de structures, de couches administratives et de coûts de fonctionnement supprime-t-on réellement ?
Or, la réforme :
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supprime un scrutin,
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mais ne supprime pas la complexité de l’écosystème supracommunal ;
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elle remplace un niveau politique élu par des gouvernances désignées, souvent moins visibles et moins contrôlables.
Résultat : on change la forme, pas le fond.
Une efficacité affaiblie par la gouvernance intercommunale
Confier la supracommunalité à une assemblée de bourgmestres peut sembler pragmatique. En réalité, cela pose trois problèmes majeurs :
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Décision plus lente : arbitrer entre intérêts communaux divergents est plus complexe que décider à partir d’un projet territorial clair.
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Responsabilité diluée : qui est responsable politiquement d’une décision impopulaire ? Personne en particulier.
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Double casquette permanente : le bourgmestre est à la fois juge et partie, défenseur de sa commune et gestionnaire supracommunal.
Ce type de gouvernance est utile pour la concertation, mais mauvais comme substitut à une autorité politique élue.
Un recul démocratique évident
Le cœur du problème est démocratique.
Avec la réforme :
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le citoyen ne vote plus pour un projet supracommunal ;
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il ne peut plus sanctionner ou soutenir une politique territoriale ;
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les décisions sont prises dans des instances où les membres sont désignés, souvent selon des équilibres d’appareil.
Or, la transparence démocratique d’un élu directement responsable devant les électeurs sera toujours supérieure à celle d’un conseil d’administration désigné.
Supprimer un niveau élu sans en recréer un autre, ce n’est pas moderniser la démocratie locale, c’est l’appauvrir.
Une confiscation silencieuse de la fiscalité territoriale
La disparition des provinces politiques entraîne mécaniquement la fin de la fiscalité provinciale, notamment les additionnels au précompte immobilier.
Dès lors, trois scénarios existent :
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reprise par la Région ;
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reprise par les communes ;
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reprise par les nouvelles structures supracommunales.
Dans tous les cas, sans niveau élu direct, la fiscalité devient :
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moins lisible,
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moins traçable,
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moins directement liée à des choix politiques territoriaux.
C’est une confiscation démocratique de l’impôt : le citoyen continue de payer, mais il ne sait plus clairement qui décideni pour quels projets.
Dans des territoires comme le Brabant wallon, où l’équilibre fiscal est sensible et où les besoins supracommunaux sont bien identifiés, c’est une mauvaise opération politique et fiscale.
3. Deux alternatives crédibles pour une vraie réforme de la supracommunalité
Critiquer ne suffit pas. Il faut proposer. Deux grandes alternatives existent, bien plus cohérentes avec les objectifs d’efficacité, d’économie et de démocratie.
Alternative 1 – Les fusions de communes : réduire le besoin du supracommunal
Première option : agrandir les communes pour leur donner une taille critique suffisante.
Avantages :
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simplification institutionnelle ;
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responsabilité politique directe ;
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réduction de certains besoins de coordination.
Limites :
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dans les zones rurales, même fusionnées, certaines communes restent trop petites ;
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de nombreuses politiques (mobilité, eau, sécurité, environnement) dépassent toujours l’échelle communale ;
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acceptabilité politique limitée des fusions forcées.
👉 Les fusions peuvent réduire le périmètre de la supracommunalité, mais ne peuvent pas la supprimer totalement.
Alternative 2 – La vraie réforme : un niveau supracommunal unique, rationalisé et élu
C’est l’option la plus ambitieuse et la plus cohérente.
Elle consiste à :
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fusionner verticalement toutes les structures intermédiaires existantes (intercommunales, ASBL, agences…) ;
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créer une seule entité supracommunale par territoire (5 ou 9 selon les bassins de vie réels) ;
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doter cette entité :
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d’un conseil élu au suffrage universel direct ;
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d’un budget consolidé unique ;
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d’une fiscalité territoriale clairement identifiée.
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Les bourgmestres conservent un rôle central de coordination et de co-construction stratégique, mais ne remplacent pas l’élection.
Résultat :
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moins de structures juridiques ;
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moins de conseils d’administration ;
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plus de lisibilité pour le citoyen ;
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une chaîne claire : le territoire décide, le territoire finance, le territoire rend des comptes.
C’est là que se trouvent les vraies économies et la vraie efficacité.
4. Conclusion : ce que doit être une réforme responsable
Une réforme institutionnelle crédible doit respecter quelques principes simples :
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Supprimer des structures, pas seulement des élections.
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Clarifier qui décide, qui paie et qui est responsable.
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Maintenir un niveau de pouvoir élu directement dès qu’il existe une fiscalité et des choix politiques structurants.
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Rationaliser l’écosystème supracommunal, au lieu de le rendre plus opaque.
En résumé :
Supprimer un scrutin ne suffit pas.
Supprimer la démocratie locale est une erreur.
Et confisquer la fiscalité territoriale sans responsabilité politique est un très mauvais signal.
La modernisation de la Wallonie passe par moins de structures, plus de clarté, et plus de responsabilité démocratique, pas par des couches intermédiaires technocratiques.
Pour aller plus loin
👉 La note d’analyse complète ici développe ces arguments de manière exhaustive, avec des scénarios institutionnels détaillés, une analyse fiscale approfondie (notamment pour le Brabant wallon) et une proposition opérationnelle clé en main pour l’avenir de la supracommunalité wallonne.



