Dans un monde de plus en plus connecté, la tentation de répondre à l’inquiétude par la répression est grande. Face aux risques bien réels que représentent les réseaux sociaux pour les enfants et adolescents, certains appellent à une mesure radicale : interdire purement et simplement l’accès aux plateformes avant 15 ans. Cette proposition, bien que séduisante par sa simplicité, repose sur une illusion dangereuse. Elle ne traite pas le véritable problème : l’absence d’éducation numérique pour tous les citoyens.
Ce texte entend démontrer que l’interdiction n’est ni efficace, ni souhaitable, ni cohérente avec les valeurs d’une société libre et responsable. L’enjeu réel, c’est de construire une véritable éducation à la citoyenneté numérique, pour les jeunes comme pour les adultes, et de mettre en place des outils pertinents, concrets, adaptés aux réalités du XXIe siècle.
1. L’interdiction : une réponse de surface à un problème profond
L’idée d’interdire les réseaux sociaux aux enfants de moins de 15 ans est compréhensible. Les cas de cyberharcèlement, d’addiction aux écrans, de détérioration de la santé mentale chez les adolescents, de manipulation algorithmique ou de surexposition à des contenus inappropriés inquiètent — et à juste titre.
Mais croire que l’on peut résoudre ces problèmes par un simple seuil d’âge, c’est méconnaître à la fois la nature du numérique et celle de la jeunesse. Les enfants dépassent aisément les barrières techniques : faux profils, identités prêtées, accès indirect via d’autres comptes… Ce type d’interdiction est donc techniquement contournable, socialement inégalitaire et moralement insuffisante.
Elle crée aussi une illusion de protection, qui peut déresponsabiliser les adultes. En interdisant, on croit avoir réglé le problème. Or, on ne fait que le repousser. Un enfant à qui l’on interdit les réseaux sociaux jusqu’à 15 ans y entrera sans repères, sans entraînement, sans culture critique.
De plus, une telle mesure risque de renforcer la curiosité des jeunes et de les pousser à contourner les règles de manière plus discrète et plus risquée, en les privant des accompagnements bienveillants qui pourraient prévenir les dangers.
2. L’éducation, seule voie durable pour faire face aux enjeux du numérique
Face à ces défis, la seule réponse à la hauteur est celle de l’éducation. Une éducation qui commence tôt, se prolonge toute la vie, et touche l’ensemble de la société : enfants, adolescents, parents, enseignants, décideurs.
Cette éducation doit aborder plusieurs compétences essentielles :
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Comprendre les droits et devoirs du citoyen numérique : vie privée, liberté d’expression, droit à l’oubli.
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Savoir reconnaître les mécanismes de manipulation : bulles de filtre, algorithmes de recommandation, fake news.
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Apprendre à protéger son identité numérique et sa réputation en ligne.
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Maîtriser les notions de cybersécurité de base : mots de passe, phishing, objets connectés, souveraineté des données.
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Réfléchir à l’impact éthique et sociétal des technologies : IA, surveillance, économie de l’attention.
Il ne s’agit pas d’une option, mais d’une nécessité démocratique : sans formation, nous livrons nos enfants (et nous-mêmes) à la captation de leur attention, de leur liberté de penser et de leur identité.
Pour construire cette éducation, il faut mettre en place un plan ambitieux, impliquant à la fois les systèmes éducatifs formels et informels, des ressources adaptées, des formateurs spécialisés, et une approche continue et inclusive.
3. Le numérique, un enjeu transgénérationnel
On prétend souvent que les jeunes « maîtrisent » les outils numériques mieux que les adultes. C’est une illusion : ils savent les utiliser, mais pas les comprendre.
Et que dire des adultes ? Nombre d’entre eux relaient des fake news, commentent agressivement, passent des heures sur les écrans ou cèdent aux logiques complotistes. Le déficit d’éducation numérique n’est pas propre à la jeunesse : c’est un problème de société qui a un impact direct sur nos démocraties.
Il est donc temps de sortir d’une vision infantilisante de la jeunesse, et de construire une politique ambitieuse, transgénérationnelle, inclusive, autour d’un véritable parcours de citoyenneté numérique pour tous.
Cette citoyenneté numérique doit permettre aux citoyens de développer leur autonomie, de faire preuve de discernement face aux algorithmes, de défendre leurs droits et d’agir de façon responsable en ligne. Elle constitue un pilier de la culture démocratique moderne.
4. Ce qu’il faut construire : une architecture d’accompagnement, pas une muraille
Pour accompagner les jeunes dans leur vie numérique, il ne faut pas interdire mais baliser, accompagner, proposer des outils adaptés. Voici quelques mesures concrètes, à mettre en œuvre immédiatement :
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Cours de citoyenneté numérique intégrés dans les programmes scolaires dès le primaire.
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Formation des enseignants, parents et éducateurs aux enjeux du numérique.
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Création d’outils ludiques et pédagogiques : BD, podcasts, jeux, séries courtes.
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Système européen de vérifiabilité d’identité : pour permettre des niveaux d’accès progressifs sans surveillance intrusive. Avec la possibilité de profils anonymes, vérifiés ou vérifiables telle que défini dans la Déclaration de Louvain-La-Neuve.
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Responsabilisation des plateformes : espaces sûrs, guides d’usage, modération visible et formée.
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Charte éthique des usages numériques partagée entre institutions scolaires, collectivités et entreprises.
Chaque acteur a un rôle à jouer :
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L’École pour structurer les apprentissages ;
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Les parents pour instaurer des dialogues ;
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L’État pour fournir un cadre, des outils et les moyens ;
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Les plateformes pour assumer leur part de responsabilité sociétale.
5. Conclusion : ouvrir les esprits, pas fermer les portes
L’interdiction des réseaux sociaux avant 15 ans est une solution de panique.
Elle ne protège pas, elle déresponsabilise.
Elle ne forme pas, elle exclut.
Elle ne prépare pas, elle expose.
Ce que nous devons construire, c’est une société qui place la liberté responsable, l’éducation critique et l’accompagnement bienveillant au cœur de sa réponse au numérique. Pour que chacun, à tout âge, puisse exercer pleinement sa citoyenneté à l’ère digitale.
Il ne s’agit pas de protéger les enfants du monde numérique. Il s’agit de les y préparer.
Un enfant éduqué est un citoyen outillé. Un enfant interdit est un futur internaute démuni.